Sous ses allures d'essai modeste, De l'habitude est un manifeste ambitieux, d'une intrépidité qui détonne dans un univers de précautions et de prolégomènes interminables. Telle est l'audace de cet auteur d'une vingtaine d'années qui publia en 1838 une thèse d'une quarantaine de pages comme personne n'oserait plus en publier aujourd'hui. Audace d'un texte qui s'attaque à tous les sommets de la pensée philosophique, sans qu'aucune majuscule ne l'effraie. La Nature, l'Esprit, la Liberté sont ses compagnons de route dans une familiarité qui d'abord nous étonne, puis nous séduit et nous conquiert. Parce qu'il s'en approche libéré de toute appréhension, de toute réticence rhétorique, de toute précaution stylistique, sans s'alourdir de références, Ravaisson retrouve l'ambition pure de la philosophie, comprendre les mystères du monde et des hommes, en livrer le secret ou l'effleurer grâce à une intuition furtive. Audace enfin du choix d'un sujet a priori mineur, l'habitude, et qui devient la pierre angulaire d'une réflexion de portée métaphysique. Ravaisson choisit ce thème ordinairement synonyme de répétition et de monotonie et en révèle la puissance métamorphique et libératrice. Comprendre la loi de l'habitude, c'est pénétrer dans la logique de la nature en imitant le mouvement du réel. "Démêler la liberté sous le mécanisme", tel est paradoxalement le rôle de cette étude de l'habitude.
Renversant les représentations pesant sur la question de l'habitude, Ravaisson nous déleste de celles qui pèsent sur l'existence tout entière. L'écriture de Ravaisson témoigne de cette accélération de l'intelligence, qui n'est précisément qu'un des effets de l'habitude dont il décrypte pour nous les vertus dynamiques.
L'habitude accélère, exalte, intensifie. Ainsi contre toute attente, Ravaisson esquisse la possibilité d'une forme d'intelligence débarrassée de l'inertie inévitable de la conscience. L'étude de l'habitude nous enseigne que sortir du champ de la conscience permet plus d'efficacité ("L'action devient plus libre et plus prompte, elle devient davantage une tendance qui n'attend plus le commandement de la volonté"). Le sujet retrouve l'efficace de la nature dans cette seconde nature que l'habitude crée en lui. Cet éloge d'une spontanéité, d'une intériorisation inconsciente qui seconde la conscience, puis la précède, conduit Ravaisson à accorder sa confiance en une intuition, "acte inexplicable d'intelligence et de désir", plus efficace que l'intellect prisonnier de ses propres catégories.