Ce court essai philosophique aborde la question de la mémoire à partir de l'expérience fréquente et récurrente des « trous de mémoire ». Il commence par analyser l'expression (« trou de mémoire ») qui suggère une trame uniforme, continue, percée cependant de « jours », de dépressions, modelée en tout cas par ces accidents, et s'intéresse également aux différentes métaphores appliquées à la mémoire (celle du contenant, de l'élément aquatique, de l'écriture, etc.). Le livre s'interroge donc sur ce que l'on pourrait appeler le relief de la mémoire, chaque chapitre abordant l'un des aspects (plaine, adret et ubac, feuilletage et foliation, rifts et fractures, etc.) de cette géographie mnésique, en prenant appui sur de nombreux auteurs, parmi lesquels Levinas, Sartre, Thoreau, mais aussi Descartes, Husserl, Ravaisson, Schelling, Kant, Benjamin ou Platon, mais aussi quelques épisodes bibliques accompagnés de leur relecture talmudique.
La maladie, quelle qu'elle soit, touche à la condition humaine et aux images que l'on se fait de soi, des autres et de la vie. Elle suscite des questions qui trouvent peu de réponses et qui, par conséquent, n'ont pas de fin. Contrairement à ce que l'on pense, les personnes malades sont souvent très ouvertes aux interrogations existentielles. Ce sont souvent les soignants qui n'osent pas s'aventurer sur ce terrain par manque de confiance, se reposant sur les comités d'éthique. Pourtant ce sont les patients et leurs proches qui réfléchissent, délibèrent et décident. L'être humain décide, dans de tels contextes de soins, de vie et de mort, selon ce qui a un sens pour lui. Dans ce cadre, le rôle du soignant n'est pas celui de l'expert en questions existentielles, mais celui d'un accompagnateur de ceux qui doivent penser par eux-mêmes selon leurs propres expériences, leurs intuitions, leurs doutes. Il retrouve ainsi avec eux un dialogue que l'humanité ne cesse d'avoir avec elle-même.
La dismose est le contraire de la cosmose. Là où celle-ci nous immerge dans la nature en orientant notre sensibilité vers le bien-être, la dismose altère cette même sensibilité par l'invasion des autres, la contagion du monde et la pénétration des techniques en nous. La contamination, le viol, la maladie chronique, les biotechnologies, mettent ainsi à l'épreuve notre vivacité en portant parfois atteinte à notre vitalité. Confronté de l'intérieur à des modifications sensorielles par la contrainte ou de manière involontaire, le sujet doit alors trouver les ressources capacitaires pour se revivaciter et se revitaliser. Car « être à vif » est aussi l'occasion, dans le dépassement de nos limites physiques, d'« être vif », de ressentir l'intérieur de notre corps par l'exaltation de sensations inverses et encore inactives. Sentir alors sa vivacité est une manière de s'activer, moins pour s'adapter que pour développer ce corps capacitaire encore inédit.
La polémique n'est pas toujours bonne conseillère. Mais son piment n'est pas inutile pour donner quelque saveur à ces plats fort peu ragoûtants que l'on confectionne trop souvent dans les insipides arrière-cuisines universitaires. Elle est même parfois fort utile quand elle s'emploie à redynamiser un débat intellectuel languissant ou par trop conformiste. Débat et non critique ad hominem, ainsi que le réclamait Karl Marx lorsqu'il voulait invalider un de ses ennemis. Et il est fréquent dans la décadence contemporaine que certains continuent d'une manière adolescente à se poser en s'opposant. D'où les médisances, les calomnies, les à-peu-près, en bref l'agressivité de plus en plus répandue dans ces garderies d'enfants que sont devenues nos pauvres universités. Un essai corrosif et stimulant de Michel Maffesoli contre la bien-pensance intellectuelle et les lieux-communs de notre époque qui nous plombent dans un fatras idéologique, mélange indigeste d'individualisme, de rationalisme et d'inévitable utilitarisme. «J'ai souvent indiqué que la postmodernité, en son moment naissant, s'exprimait pour le meilleur et pour le pire. Le pire, ce sont les parodies et autres billevesées que l'on trouve, à loisir, chez les plagiaires, les scientistes mimant l'authentique science et les militants confondant le "savant" et le "politique". Chacun d'eux rationalisant en d'ennuyeuses parénèses ou de pédantes exhortations ce ludique qu'est, on ne peut plus, le monde de la postmodernité ». « Le meilleur, c'est qu'au-delà ou en deçà de ces amusements d'"enfants attardés", on voit resurgir ce que j'appellerais la "force invisible de l'imaginaire". Elle est en train de nettoyer le cloaque des lieux communs et autres conformismes qu'ils soient scientistes ou politistes. »
Demeurer bien vivants n'implique aucun état d'agitation, d'excès ou d'extase. Cela s'éprouve au contraire dans une atmosphère de paix intérieure, qui est sans doute ce que nous pouvons connaitre de plus précieux. Cette paix ne nous est pas donnée par les conditions extérieures, changeantes et souvent provocantes, mais par notre attitude à leur endroit. Elle doit être éprouvée même dans des conditions défavorables. C'est au milieu de nos obligations que nous devons éprouver un certain détachement, au coeur des sollicitations et des provocations que nous pouvons goûter une qualité de calme. Les difficultés que nous rencontrons et les épreuves que nous subissons peuvent contribuer à nous libérer. Seul le noyau le plus intime se sent bien vivant. En cinquante-cinq courts textes et autant de thèmes, le philosophe Pierre Bertrand poursuit sa réflexion minutieuse et patiente où il approfondit les questions de l'existence.
La formule « plénitude ontologique du vide » signifie que le vide n'est pas un néant, un rien ou une absence définitive mais, au contraire, l'affirmation en son autosuffisance de la présence à l'état pur. Le vide est plein de la présence pure, mieux il s'identifie à elle. De l'atomisme antique à la révolution scientifique en passant par la Renaissance, de Démocrite à Newton, d'Aristote à Descartes en tant que ses plus éminents adversaires, le vide n'a cessé de hanter tant le champ de la métaphysique que celui de la science, celui de l'expérience comme celui de l'imaginaire. Après avoir tenté de l'expulser de la physique au moyen de la notion d'éther, la cosmologie contemporaine redécouvre le rôle essentiel du vide dans le devenir et peut-être l'origine de l'univers. Aujourd'hui, c'est au tour de la métaphysique de soupeser à nouveaux frais le poids du vide dans le cadre de la problématique qui lui est propre. Après un siècle de dépassement, de déconstruction et autre célébration de la fin de la métaphysique, l'intention est de démontrer ici que, loin d'être oublieuse de la question de l'être, elle a pensé celle-ci avec une portée et une acuité sans égales.
Le philosophe américain Allan Bloom disait des gens de notre époque qu´ils étaient des « romantiques désenchantés ». Certes, nous serions encore attachés aux idéaux du romantisme (amour inconditionnel qui triomphe de tous les obstacles, passion qui se mue en union durable, don de soi jusqu´au sacrifice.), mais nous aurions aussi de plus en plus de mal à croire à ces idéaux. Le rapport ambivalent entre nos sentiments et l´imaginaire amoureux dont nous avons hérité invite à la réflexion. Qu´est-ce que l´amour ? Quelles sont ses sources et ses composantes essentielles ? Que pouvons-nous en espérer ? Ces questions, l´auteur a voulu y réfléchir, avec pour principaux moyens les outils du philosophe et le soutien de la littérature (Stendhal et Austen, entre autres). Il démontre, chemin faisant, que le romantisme nous offre encore, malgré tout, certains des secrets du ravissement amoureux, que nous pouvons y puiser ce qui nous convient aujourd´hui pour, peut-être, ré-enchanter nos amours.
On connaît peu la pensée chinoise contemporaine. Annie Boisclair s'intéresse ici tout particulièrement au philosophe Mou Zongsan (1909-1995) au parcours singulier. D'origine modeste, il quitte le milieu rural de Shandong pour aller étudier à l'université de Pékin en 1929. Juste avant la prise du pouvoir par les communistes en 1949, Mou fuit à Taïwan puis, plus tard, à Hong Kong. Il enseignera dans diverses universités et les turbulences sociales et politiques de la Chine seront intimement liées à l'approfondissement de sa connaissance de la tradition intellectuelle chinoise qu'il mettra en relation avec les courants philosophiques occidentaux. C'est le dialogue entre les deux traditions et leur fécondation mutuelle que Annie Boisclair fait apparaître en suivant la pensée du philosophe. De tous les penseurs de ce courant, peu ont eu autant d'influence que Mou Zongsan. Mou supposait que les Chinois subiraient une perte d'identité culturelle s'ils ne valorisaient que le savoir étranger et, en même temps, que la civilisation chinoise ne survivrait pas à un enfermement sur elle-même. La pensée de Mou intégrait déjà plusieurs traditions fondamentales chinoises comme le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme, il était donc naturel d'y inclure des courants de philosophie occidentale. Rarement traduit en français, l'auteure propose en annexe de l'ouvrage quelques pages du philosophe.
L'hospitalité est une qualité qui concerne la totalité des domaines de notre existence, privée comme publique, et se dit aussi bien de nos rapports aux personnes que de nos rapports aux choses, aux événements, aux environnements et aux situations : hospitalité que l'on attend d'espaces publics urbains accessibles ; hospitalité de la communauté politique, que l'on juge sévèrement lorsqu'elle se raidit ; hospitalité du marché du travail que les discriminations mettent à mal... Cet ouvrage s'attache aux mouvements de l'étranger qui vient à la communauté, mettant en question l'hospitalité de cette dernière et interrogeant la façon dont l'appartenance s'y éprouve. L'étranger ne sera pas ici figuré de la manière usuelle, sous les traits de l'« immigré » ou du « migrant ». Ce mouvement ne concerne pas uniquement l'immigré, loin s'en faut. En faisant dialoguer philosophie et sciences sociales, « Qu'est-ce que l'hospitalité ? » voudrait contribuer à l'élaboration d'une sociologie réaliste de l'étranger, afin de mieux penser les tensions de l'hospitalité et de l'appartenance, dont la composition concerne toute communauté, à quelque échelle que ce soit.
Est philosophe celui qui, se sachant en route, veut savoir où il va. Au cours de l'histoire, les réponses proposées à cette interrogation sont multiples. Elles sont en même temps traversées par des constantes et constituées en familles relativement cohérentes et durables. Or on constate, à l'examen des diverses doctrines sur les questions humaines fondamentales, des différences majeures entre celles transmises en Occident et celles entretenues en Orient. En quoi consistent ces divergences, mais aussi les points de rencontre ? Pourquoi dit-on « philosophies » occidentales mais « sagesses » orientales (hindouisme, taoïsme, bouddhisme, confucianisme) ? Cet essai a pour objectif d'approfondir cette distinction. À cette fin, il se laisse guider par dix notions de la pensée occidentale que l'on compare dès lors à l'usage qui en est fait dans l'autre tradition : la substance, la connaissance, l'essence, la raison, le dualisme, le moi, la liberté, le temps, le bonheur, le salut ; dix chantiers ouverts, dix chapitres d'une grammaire de base de civilisation. Philosophie ou sagesse ?
Ce livre cherche à dégager les fondations sur lesquelles les piliers centraux des institutions politiques occidentales ont été établis : État-nation, loi, souveraineté, droits de l'homme, etc. Il cerne la nature des rapports entre « État » et « nation » à travers les relations tourmentées de ce que deviendront la « France » et l'« Allemagne » issues du règne de Charlemagne, « père de l'Europe ». Ces deux pays illustrent respectivement de façon paradigmatique l'État souverain unitaire et l'État évanescent d'un Saint-Empire mourant en 1806. Nietzsche avait raison de penser que la « tyrannie » est le régime politique le plus ancien. Les analyses spectrales de Platon ont montré que le « tyran » sommeille en chacun de nous, prêt à se « projeter » sur la scène politique. Nous sommes ainsi renvoyés à une anthropo-politique où les droits humains font partie de l'anthropogenèse qui pose des garde-fous pour empêcher l'humain de régresser à sa première nature de brute tyrannique. Ces garde-fous pour combattre la tyrannie prennent des « visages » différents selon les époques : la « justice » dans l'Antiquité classique, les « droits » à l'époque de l'« État souverain ».
La philosophie, la littérature, les arts et les sciences augmentent notre puissance de vivre. Ils élargissent nos horizons, nous dévoilent une partie, une partie seulement, de la grandeur et de la complexité de la réalité, des autres et de nous-mêmes. Plus nous sommes ouverts à la réalité, plus nous sommes vivants - traversés et propulsés par sa puissance ou son énergie. Plus nous sommes ouverts, plus nous éprouvons l'affect d'étonnement, d'admiration et d'émerveillement. Notre défi à l'heure actuelle n'est pas tant d'augmenter notre puissance d'intervention, d'exploitation, de production et de destruction que d'accepter notre finitude. Notre capacité d'accepter de ne pas avoir de réponses à nos grandes questions constitue sans doute la part la plus noble de notre humanité. Cela n'est pas résignation, mais manière d'entrer autrement en relation avec le monde, avec les autres et avec nous-mêmes. La connaissance, telle que nous l'exerçons traditionnellement, est en grande partie liée à une volonté de maîtriser, de posséder, de dominer et d'exploiter. Nous pouvons être dans une autre relation, comme nous le sommes avec des êtres chers. Une part d'eux nous demeure obscure, mystérieuse, comme elle l'est pour eux-mêmes. Nous ne cherchons pas à les connaître ou à les expliquer de manière à pouvoir les utiliser, les manipuler et les exploiter. Nous apprenons plutôt à vivre avec eux dans le respect et l'affection mutuelle.
Je me propose de réfléchir ici sur une éthique pour notre temps, un temps où l'on reconnaît à chacun de nous la liberté de trouver sa propre voie, ses propres sources d'épanouissement, de choisir la forme d'existence qui lui convient. Il importe, m'a-t-il semblé, de déterminer et de s'approprier dès lors une éthique véritablement compatible avec des existences faites sur mesure, une éthique à laquelle chacun, malgré sa singularité, peut s'identifier.
Où est le droit chemin quand tant de parcours différents sont possibles ? Quels jugements moraux porter sur ses semblables quand ils se comportent de manière si dissemblable ? Quelle éthique convient-il de se donner pour vivre de manière constructive dans un monde en constante évolution sociale, technologique et scientifique ? Comment surmonter la crise des valeurs que plusieurs considèrent comme caractéristique de notre époque ? La réponse réside dans ce que j'appellerai une éthique de la coexistence.
L'idée centrale en est la suivante : ce qui compte moralement, ce n'est pas la manière dont on existe (individuellement), mais la manière dont on coexiste. A mon sens, une éthique nous parlera d'autant plus aujourd'hui qu'elle ambitionnera d'en dire le moins sur ce que c'est que d'être homme ou femme, qu'elle spéculera le moins possible au niveau métaphysique, pour porter toute son attention sur la relation entre les humains et sur leur diversité.
C'est à ce prix qu'il est possible de donner véritablement un sens concret à la liberté individuelle et au principe d'égalité sans rien enlever à la solidarité humaine.
La naissance de la philosophie s'accompagne d'un refus énigmatique, celui de l'exil. Persécuté par Athènes, Socrate choisira de se donner la mort plutôt que de vivre les dernières années de sa vie à errer hors de ses murs. Par ce refus qui résonne par-delà les siècles jusqu'à nous, Socrate nous oblige à réfléchir à ce lien intime entre l'individu et sa communauté d'origine. Dans l'histoire de la vie de l'esprit, tous ne feront pas le même choix. Plusieurs, écrivains, poètes, philosophes, préféreront la vie ailleurs à la persécution ou à la mort certaine. Comment l'exil ou les longues périodes d'errance ont-ils influencé ceux qui en ont fait l'expérience ? Leur témoignage nous permet-il de penser les défis particuliers de notre époque ? De manière plus précise, est-ce que la pensée des auteurs qui ont vécu l'exil est de nature à nous inciter à célébrer davantage les vertus de l'enracinement ou au contraire nous convie-t-elle à souhaiter qu'advienne encore plus rapidement un monde cosmopolite ? À l'heure où les enjeux migratoires deviennent de plus en plus pressants et où est remise en question de multiples manières la pertinence des frontières, la pensée de ceux qui ont connu l'exil doit éclairer notre réflexion.
Nietzsche est l'un de ces philosophes qui nous font entrer dans l'ère actuelle de la pensée. Il casse l'histoire endeux, comme il le dit lui-même. Son oeuvre fait l'objet d'interprétations tout particulièrement polarisées. "Ainsi parlait Zarathoustra" l'illustre parfaitement. Sans recourir à aucun langage technique ou spécialisé, dans une apparente clarté, le texte formule des jugements très complexes et ouvre des perspectives fort étonnantes, sur la morale, la vérité, etc. C'est de loin le livre le plus connu et le plus lu du philosophe mais pour en percer le sens, il faut, comme l'auteur l'écrivait lui-même, longtemps le ruminer. L'ouvrage raconte l'histoire d'un ermite qui entend convertir ceux qui l'entourent à une nouvelle doctrine sans laquelle l'homme court à perte. Le coeur de cette doctrine est la notion d'éternel retour du même, qualifiée de « poids le plus lourd ». Mais avant de la faire partager aux autres, Zarathoustra doit pouvoir lui-même l'« incorporer ». Mais comment « incorporer » le « poids le plus lourd » sans en être terrassé et écrasé ? L'objectif de Yvon Roux est ici de suivre le mouvement de la réflexion de Nietzsche en partant de quelques scènes fortes du Zarathoustra. Le lecteur rencontrera ainsi les autres thèmes centraux de la pensée du philosophe - volonté de puissance, surhomme, mort de Dieu... - et pourra en saisir toute la cohérence et reconnaître le statut bien particulier que Nietzsche occupe dans la pensée occidentale.
Cet essai prend appui sur la position de l'écrivain juif hongrois nobélisé Imre Kertész pour qui « ce n'est pas faire offense à la tragédie des juifs, ni la minimiser, que de considérer l'Holocauste comme une expérience universelle ». L'idée directrice du "Fantôme du monde" est que la survie de l'humanité dépend de sa volonté et de sa capacité à tirer la leçon d'Auschwitz dont ce serait une erreur de croire que la réalité - la réalité d'Auschwitz - appartient au passé alors qu'en vérité elle fait partie, sous la forme d'un état d'esprit, de notre actualité dont les tueries de masse sont une des grandes particularités, les autres étant : l'éveil de l'instinct de meute, le mensonge et l'obéissance. Ces particularités de notre époque (l'instinct de meute, la réalité pervertie, l'obéissance et les tueries) étaient aussi des caractéristiques de l'ère nazie. L'humanité entière se trouve aujourd'hui à fouler, hébétée, le quai d'arrivée d'un temps meurtrier, incapable d'accomplir un geste imprévisible et soudain, susceptible de lui éviter la pire des fins. Les temps meurtriers ne surviennent pas d'une façon spontanée, ils sont la conséquence des circonstances où baignent les mentalités. C'est aux circonstances que s'intéresse "Le fantôme du monde", à nos circonstances et à ces choses qui reviennent sans cesse dans les actualités, qui nous disent beaucoup non seulement sur la réalité du monde, mais aussi sur le pire de l'humanité. C'est l'énorme poids de ce pire-là qu'il nous faudra trouver le moyen de contrebalancer, sinon de lever, si nous voulons éviter de perdre toute dignité.
« Contrairement à ce que laissait entendre Aristote, il s'agit de connaître pour être, non pas de connaître pour connaître. En effet, connaître pour connaître nous a conduits là où nous sommes, à vouloir devenir maîtres et possesseurs de la nature, comme le souhaitait Descartes, c'est-à-dire, nous le constatons aujourd'hui, des destructeurs de la nature et par là de nous-mêmes. Connaître pour connaître nous conduit au non-être en nous faisant oublier que nous sommes d'abord vivants. Connaître pour connaître ne se donne aucune limite. Tout devient possible, et la vie est forcée de s'adapter, y compris à des conditions qui la malmènent, la menacent et la détruisent. » Ainsi commence la réflexion de Pierre Bertrand sur la volonté de l'être humain de s'extraire du chaos par la création artistique, de même par la science et la religion. C'est à partir du malaise ou du mal-être, de tout ce qui se bouscule en lui, de ce qui se télescope et va dans toutes les directions, à partir de ses questions, de ses crises, de ses lacunes, de sa souffrance, de ce qu'il a pour lui de plus terrible qu'il créera. Le mouvement de création s'amorce à partir de l'informe, de l'indéterminé, du non-sens et l'épouse afin qu'il se transforme de lui-même en une forme et un sens qui permettent à la vie d'avancer. Le chaos n'est jamais dépassé une fois pour toutes, ce pourquoi l'être humain ne cesse jamais de créer.
Depuis toujours, philosophes, théologiens et scientifiques soumettent à la pensée critique les représentations que l'humanité conçoit pour donner un sens à l'invérifiable. Il s'ensuit une argumentation. On passe alors d'une simple quête de sens à une quête de vérité. Les plaidoyers pour l'immanence ou pour la transcendance présument la possibilité de s'approcher de cette vérité tout en reconnaissant qu'elle ne sera jamais atteinte définitivement. Dans cet essai, les auteurs se postent au carrefour que nous imposent les limites du savoir pour débattre des mérites respectifs des deux voies qui s'offrent à l'homme en quête de sens : celle de la transcendance - une vision spiritualiste pour désigner une entité matérielle distincte de la nature observable - et celle de l'immanence - qui suppose que la nature est autosuffisante et que tout ce qui est spirituel s'expliquerait par l'émergence progressive de la vie sur terre et de la conscience humaine. La démarche des auteurs ne repose pas uniquement sur la raison, mais sur un présupposé de toute argumentation. Leur quête de vérité met en opposition des croyants et des non-croyants. L'agnostique qui se veut neutre en matière de croyance se fait le chien de garde de tout dérapage que pourrait entraîner l'enthousiasme, athée ou non. Transcendance ou immanence ? La réponse relève des convictions personnelles puisque nous sommes destinés à « vivre sans savoir ». La controverse est ouverte, elle permet à chacun de se situer. C'est la portée du débat auquel sont invités les lecteurs.
Si le concept de vérité chez Nietzsche a fait couler beaucoup d'encre, on ne peut en dire autant de sa vertu de vérité, sa probité. Pourtant Nietzsche lui-même répète que sa probité constitue une nouvelle vertu, qui le distingue parmi les philosophes. Il y voit même un titre de gloire posthume. Au sein d'une discipline où l'on fait profession de la vérité, une telle prétention a de quoi surprendre. Nietzsche serait-il plus philosophe que les philosophes ?
L'intérêt que suscite cette question dépasse le cadre des simples «études nietzschéennes». En se réclamant d'un souci sans précédent pour la vérité tout en étant un virulent critique de la notion, Nietzsche incarne le premier cette ambivalence qui forme désormais le lot du penseur d'aujourd'hui. Ce penseur dont la réflexion, rendue timide par les assauts de la déconstruction et du relativisme, porte le plus souvent en elle-même les éléments de sa propre remise en question. Ainsi en allait-il déjà de la pensée nietzschéenne. Ses interprètes plus rigoureux sont embêtés par son «surhomme» et son «éternel retour», ses plus romantiques le sont par sa lucidité impitoyable, et Nietzsche l'était par les deux. C'est un témoignage de sa probité qu'il n'ait pas cherché à cacher cette contradiction intérieure. Pour notre époque, il s'agit aussi d'une de ses plus précieuses leçons: paradoxalement, celui qu'on a souvent, et bien hâtivement, qualifié d'«irrationaliste» ou d'«esthète» nous montre comment la crise de la vérité ne signe ni la mort de la sagesse ni celle de la rigueur et de la lucidité philosophiques. Au contraire - qui l'eût cru? -, peut-être qu'une nouvelle éthique de la pensée se dessine ici. (L. G.)
La colère a plus d'un visage.
Violence redoutée, courte folie ou refus indigné, elle fait l'objet d'appréciations et de jugements variés et contradictoires. Il y a de multiples façons de l'éprouver et d'en faire l'expérience. Ce livre propose un voyage dans l'imaginaire occidental en suivant les multiples représentations de la colère dans la littérature, la philosophie, l'art et l'histoire. Il s'attache à la manière dont la colère a été comprise et jugée, mais également à la façon dont les individus et les sociétés, à travers elle, déchiffrent leur âme, sondent leurs limites et interrogent leur être.
Devant la mort, chacun de nous sans doute essaie de dégager le sens de sa vie. Qu'ai-je fait ? Qu'ai-je pensé ? Qu'ai-je appris ? Pour la plupart également l'échéance inspire crainte et angoisse. Nombreux sont pourtant ceux chez qui « la pensée de la mort aide à mieux vivre » (Pierre Hadot) ou qui, la fin approchant, se proposent de traiter « du deuil et de la gaieté » (Paul Ricoeur). C'est vers quelques-uns de ceux-là, personnes historiques ou personnages littéraires (empruntés notamment à Montaigne, à Marguerite Yourcenar, à Alexandre Soljenitsyne et, plus près de nous, à Joan Didion), que se tourne cet ouvrage, pour en faire apparaître le désir de vie autant que la sagesse tragique. Face à la mort, disent-ils, il faut vivre jusqu'à la fin. Ils traduisent ainsi cette sagesse qui consiste dans la capacité de vivre au-dessus de ses conditions d'existence et d'accorder son sentiment au mouvement des choses. C'est cette sagesse qui leur permet de saisir l'essentiel de l'expérience humaine, le pur bonheur d'exister, au sein duquel l'Eros de vivre embrasse jusqu'à son envers, l'entrée dans la mort.
Entre le maître qui sait et l'élève qui ne sait pas, entre le médecin qui connaît et le patient souffrant et démuni, peut-il y avoir dialogue ? Peut-il y avoir entre eux une relation différente de celle, autoritaire et verticale, entre savoir et ignorance, une relation où les deux interlocuteurs adoptent une démarche ouverte, constructive, enrichissante pour l'un et l'autre ? Les textes réunis dans cet ouvrage affrontent cette question en montrant à la fois la nécessité, les promesses et les illusions de rapports égalitaires dans un contexte par nature asymétrique. La réflexion est d'autant plus précieuse à notre époque où les détenteurs traditionnels du savoir sont, d'un côté, trop souvent portés à céder à l'autoritarisme technoscientifique et, de l'autre, facilement concurrencés par une diversité d'autres sources de connaissance, dont celles véhiculées de plus en plus par les innombrables sites, blogs, réseaux sociaux et forums que l'on trouve sur Internet. Pour mettre en perspective cette problématique du langage et de la transmission des savoirs, tous les textes de ce recueil ont ceci en partage : prendre soin de l'humain sans le recours au pouvoir, en étant attentif à l'autre à travers un dialogue sur ce qui nous élève et sur ce qui donne vie à tous les possibles.
Nous prétendons aujourd'hui avoir presque tout compris ou expliqué. Beaucoup vont jusqu'à croire qu'un jour, proche ou lointain, tout sera connu, que nous aurons en main une théorie physique complète et finale, rien de moins qu'un nouveau savoir absolu. L'accès à un tel savoir a d'abord été la prétention de la religion, confondant croyance et connaissance, puis celle de la philosophie en la personne du dernier grand créateur de systèmes prétendant tout comprendre, Hegel, enfin celle de la science, ou d'un certain scientisme, confondant connaissance et croyance. Tout s'explique et s'expliquera par les lois de la matière que nous connaîtrons entièrement un jour. Nous sommes un fragment minuscule dans l'infini de l'espace et du temps, nous et notre histoire, nos civilisations, nos religions, nos sciences et nos techniques. C'est tout cela qui est étonnant ou étrange. Nous sommes fiers aujourd'hui de nos connaissances, comme nous l'étions jadis de nos croyances, mais aucune d'elles n'entame le caractère mystérieux du monde puisque toutes en font partie. Et puis vivre est une activité plus ample, plus complexe que celle d'expliquer. L'explication n'est qu'une des nombreuses activités de la vie. C'est cette vie ample et complexe, où le non-savoir est tout aussi essentiel que le savoir, où le corps tout aussi primordial que l'esprit, qu'embrasse la réflexion de Pierre Bertrand. Comment peut-on appréhender la « vraie vie » quand l'aspiration du philosophe à la totalité et à l'universalité implique une ouverture à l'inconnu, à tout ce qui nous dépasse ? Soyons attentifs : l'attention n'est pas simple connaissance, mais manière de faire corps avec ce qui est.
Philosophe spécialiste du corps, Bernard Andrieu amorce dans ce premier essai un triptyque consacré à trois formes d'immersion du corps, à savoir la cosmose (l'immersion dans la nature), la dismose (l'immersion dans la technique) et l'osmose (l'immersion dans les autres). Ces trois tomes formeront un ensemble intitulé "Cosmotique", laquelle est une analyse de la profondeur du cosmos et de l'approfondissement des corps, à la différence de la cosmétique qui décore la surface de nos peaux. Dans ce premier tome, l'auteur s'intéresse au phénomène de la cosmose qui est une expérience de fusion de soi dans le monde des éléments, allant du cosmos à l'intériorité. Faire corps avec la nature, est-ce une disposition ou une sensation ? En se fondant dans l'élément, le retour à la nature paraît s'accomplir : intensité, pureté et authenticité seraient les vertus de la nature. Qui peut pourtant nous absorber jusqu'à nous anéantir : présumant de nos forces vitales, notre corps vivant trouve des limites à son adaptation dans le tsunami, la faim ou la sécheresse. Mais dans la nature, notre corps peut aussi éveiller en lui des ressources inédites et des émotions : en nous rendant plus vivants. C'est ce qu'ont exploré, par exemple, H.D. Thoreau dans une cabane en bois à Walden, Shaun Ellis en vivant avec les loups, certains artistes du Land Art et, plus récemment, Sylvain Tesson dans les forêts de Sibérie. En ce qu'elle signifie « se fondre dans la nature », la cosmose est une expérience de fusion du soi dans le monde des éléments et de communauté des êtres de nature : le naturisme, le bronzage, le plein air, l'hivernage, la spéléologie... Avec le changement climatique, notre relation à l'environnement est devenue ambiguë et a fait naître des effets sur notre conscience corporelle qui viennent renouveler notre relation au cosmos. Dans la nature, chacun voudrait éveiller aussi sa nature profonde dans un idéal d'unité et d'harmonie entre le cosmos intérieur et l'univers infini.
« Comment contenir en nous ce qui nous déborde et dont nous avons activé la potentialité en révélant cet autre corps, ce corps capacitaire que ni l'éducation reçue jusque-là, ni les interactions incorporées au plus profond de nous n'avaient éveillé. Nous admettions, en nous immergeant dans la nature, que ce que nous sommes n'est pas entièrement ce que nous pourrions être. »