«L'existentialisme n'est pas autre chose qu'un effort pour tirer toutes les conséquences d'une position athée cohérente. Elle ne cherche pas du tout à plonger l'homme dans le désespoir. Mais si l'on appelle, comme les chrétiens, désespoir toute attitude d'incroyance, elle part du désespoir originel. L'existentialisme n'est pas tellement un athéisme au sens où il s'épuiserait à démontrer que Dieu n'existe pas. Il déclare plutôt : même si Dieu existait, ça ne changerait rien ; voilà notre point de vue. Non pas que nous croyions que Dieu existe, mais nous pensons que le problème n'est pas celui de son existence ; il faut que l'homme se retrouve lui-même et se persuade que rien ne peut le sauver de lui-même, fût-ce une preuve valable de l'existence de Dieu. En ce sens, l'existentialisme est un optimisme, une doctrine d'action.»
En décembre 1934, simone weil entre comme " manoeuvre sur la machine " dans une usine.
Professeur agrégé, elle ne se veut pas " en vadrouille dans la classe ouvrière ", mais entend vivre la vocation qu'elle sent être sienne : s'exposer pour découvrir la vérité. car la vérité n'est pas seulement le fruit d'une pensée pure, elle est vérité de quelque chose, expérimentale, " contact direct avec la réalité ".
Ce sera donc l'engagement en usine, l'épreuve de la solidarité des opprimés - non pas à leurs côtés, mais parmi eux.
L'établissement en usine, comme, plus tard, l'engagement aux côtés des anarchistes espagnols ou encore dans les rangs de la france libre, est la réponse que simone weil a trouvée au mensonge de la politique, notamment celle des dirigeants bolcheviks qui prétendaient créer une classe ouvrière libre, alors qu'aucun " n'avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n'avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté des ouvriers ".
Ce qui, toujours, a fait horreur à simone weil dans la guerre, qu'elle soit mondiale ou de classes, " c'est la situation de ceux qui se trouvent à l'arrière ".
«Les vieillards sont-ils des hommes ? À voir la manière dont notre société les traite, il est permis d'en douter. Elle admet qu'ils n'ont ni les mêmes besoins ni les mêmes droits que les autres membres de la collectivité puisqu'elle leur refuse le minimum que ceux-ci jugent nécessaire ; elle les condamne délibérément à la misère, aux taudis, aux infirmités, à la solitude, au désespoir. Pour apaiser sa conscience, ses idéologues ont forgé des mythes, d'ailleurs contradictoires, qui incitent l'adulte à voir dans le vieillard non pas son semblable mais un autre. Il est le Sage vénérable qui domine de très haut ce monde terrestre. Il est un vieux fou qui radote et extravague. Qu'on le situe au-dessus ou en dessous de notre espèce, en tout cas on l'en exile. Mais plutôt que de déguiser la réalité, on estime encore préférable de radicalement l'ignorer : la vieillesse est un secret honteux et un sujet interdit. Quand j'ai dit que j'y consacrais un livre, on s'est le plus souvent exclamé : "Quelle idée ! C'est triste ! C'est morbide !" C'est justement pourquoi j'ai écrit ces pages. J'ai voulu décrire en vérité la condition de ces parias et la manière dont ils la vivent, j'ai voulu faire entendre leur voix ; on sera obligé de reconnaître que c'est une voix humaine. On comprendra alors que leur malheureux sort dénonce l'échec de toute notre civilisation : impossible de le concilier avec la morale humaniste que professe la classe dominante. Celle-ci n'est pas seulement responsable d'une "politique de la vieillesse" qui confine à la barbarie. Elle a préfabriquée ces fins de vie désolées ; elles sont l'inéluctable conséquence de l'exploitation des travailleurs, de l'atomisation de la société, de la misère d'une culture réservée à un mandarinat. Elles prouvent que tout est à reprendre dès le départ : le système mutilant qui est le nôtre doit être radicalement bouleversé. C'est pourquoi on évite si soigneusement d'aborder la question du dernier âge. C'est pourquoi il faut briser la conspiration du silence : je demande à mes lecteurs de m'y aider.» Simone de Beauvoir.
Dans Folioplus Philosophie, le texte philosophique, associé à une oeuvre d'art qui l'éclaire et le questionne, est suivi d'un dossier organisé en six points : Les mots du texte : Obligation, besoin, âme ; L'oeuvre dans l'histoire des idées ; La figure du philosophe : Simone Weil, l'enracinée ; trois questions posées au texte : Ai-je des droits ou des devoirs ? Qu'est-ce que respecter autrui ? Peut-on limiter la liberté d'expression ? ; Groupement de textes : Nourriture du corps et nourriture de l'âme ; Prolongements.
" Toute philosophie qui assigne à la paix une place plus élevée qu'à la guerre, toute éthique qui développe une notion négative du bonheur, toute métaphysique et toute physique qui prétendent connaître un état définitif quelconque, toute aspiration, de prédominance esthétique ou religieuse, à un à-côté, à un au-delà, à un en-dehors, à un au-dessus-de, autorisent à se demander si la maladie n'était pas ce qui inspirait le philosophe (...) J'en suis encore à attendre la venue d'un philosophe médecin qui un jour aura le courage d'oser avancer la thèse : en toute activité plilosophique il ne s'agissait jusqu'alors absolument pas de trouver la " vérité ", mais de quelque chose de tout à fait autre, disons de santé, d'avenir, de croissance, de puissance, de vie... "
" la période présente est de celles où tout ce qui semble normalement constituer une raison de vivre s'évanouit, où l'on doit, sous peine de sombrer dans le désarroi ou l'inconscience, tout remettre en question.
Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout l'espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et dans le pacifisme, ce n'est qu'une partie du mal dont nous souffrons ; il est bien plus profond et plus étendu. on peut se demander s'il existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources mêmes de l'activité et de l'espérance ne soient pas empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons.
Le travail ne s'accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu'on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu'on en jouit, bref une place ".
Ce texte n'est pas d'aujourd'hui. il est d'hier. il a toujours été considéré par simone weil comme son oeuvre principale.
En 1940, au moment où elle comptait quitter la france, elle disait y attacher une valeur particulière. alain, qui avait lu le manuscrit, avait écrit à l'auteur que son travail était " de première importance " et qu'il faisait partie de ces rares travaux qui ouvrent " l'avenir prochain " et préparent la " révolution véritable ".
La Critique de la raison pure est le théâtre d'un retournement de perspective sans précédent dans l'histoire de la pensée. Il consiste très exactement en ceci : Kant pense d'abord la finitude, ensuite l'Absolu ou la divinité. La finitude, le simple fait que notre conscience soit limitée par un monde extérieur à elle, par un monde qu'elle n'a pas produit elle-même, est le fait premier, celui dont il faut partir pour aborder toutes les autres questions de la philosophie. C'est à partir de cette finitude qu'il convient de penser Dieu ou l'Absolu, et non l'inverse. Conséquence ultime de ce renversement : la prétention à connaître l'Absolu se trouve relativisée par rapport à l'affirmation initiale de la condition limitée de l'homme. La connaissance " métaphysique " va être dénoncée par Kant comme illusoire, parce que hors de portée de l'homme.
L'intellectuel ne peut plus aujourd'hui s'arrêter au stade de la conscience malheureuse - idéalisme, inefficacité - mais doit s'attaquer à son problème : nier le moment intellectuel pour tenter de trouver un nouveau statut populaire. Jean-Paul Sartre pose trois questions essentielles lors de conférences prononcées au Japon en 1965, qui valent toujours : qu'est-ce qu'un intellectuel ? quelle est sa fonction ? l'écrivain est-il un intellectuel ?
" un des caractères particuliers du monde moderne, c'est la scission qu'on y remarque entre l'orient et l'occident.
[. ] il peut y avoir une sorte d'équivalence entre des civilisations de formes très différentes, dès lors qu'elles reposent toutes sur les mêmes principes fondamentaux, dont elles représentent seulement des applications conditionnées par des circonstances variées. tel est le cas de toutes les civilisations que nous pouvons appeler normales, ou encore traditionnelles ; il n'y a entre elles aucune opposition essentielle, et les divergences, s'il en existe, ne sont qu'extérieures et superficielles.
Par contre, une civilisation qui ne reconnaît aucun principe supérieur, qui n'est même fondée en réalité que sur une négation des principes, est par là même dépourvue de tout moyen d'entente avec les autres, car cette entente, pour être vraiment profonde et efficace, ne peut s'établir que par en haut, c'est-à-dire précisément par ce qui manque à cette civilisation anormale et déviée. dans l'état présent du monde, nous avons donc, d'un côté, toutes les civilisations qui sont demeurées fidèles à l'esprit traditionnel, et qui sont les civilisations orientales, et, de l'autre, une civilisation proprement antitraditionnelle, qui est la civilisation occidentale moderne.
" r. g.
«Ces Commentaires pourront servir à écrire un jour l'histoire du spectacle ; sans doute le plus important événement qui se soit produit dans ce siècle ; et aussi celui que l'on s'est le moins aventuré à expliquer. En des circonstances différentes,je crois que j'aurais pu me considérer comme grandement satisfait de mon premier travail sur ce sujet, et laisser à d'autres le soin de regarder la suite. Mais, dans le moment où nous sommes, il m'a semblé que personne d'autre ne le ferait.»
Nous vivons un nouvel air du temps. À la révolte des années d'expansion succèdent aujourd'hui l'indifférence et le narcissisme ; à la logique de l'uniformisation succèdent la déstandardisation et la séduction ; à la solennité idéologique succède la généralisation de la forme humoristique. Nouvel âge démocratique se traduisant par la réduction de la violence et l'épuisement de ce qui fait depuis un siècle figure d'avant-garde.
Avec ce nouveau stade historique de l'individualisme, les sociétés démocratiques avancées sont situées dans l'âge «postmoderne».
Quatrième de couverture Textes et variantes établis par G. Colli et M. Montinari Traduit de l'allemand par Robert Rovini.
« Il ne faut parler que si l'on ne peut se taire; et ne parler que de ce que l'on a surmonté, - tout le reste est bavardage, "littérature", manque de discipline. Mes ouvrages parlent uniquement de mes victoires : c'est "moi" qu'ils contiennent, avec tout ce qui me fut ennemi, ego ipsissimus, et même, si l'on me permet une expression plus fière, ego ipsissimum. On le devine : j'ai déjà beaucoup de choses - sous moi... La sérénité nécessaire pour pouvoir parler de longues années de transition, toutes de solitude et de privations intérieures, ne m'est venue qu'avec le livre Humain, trop humain. Livre "pour esprits libres", il tient quelque chose de cette froideur, non sans gaieté ni curiosité, du psychologue qui note encore après coup pour elle-même et fixe pour ainsi dire à la pointe de quelque épingle une foule de choses douloureuses qu'il a surmontées, qu'il a dépassées: -quoi d'étonnant si, au cours d'un travail aussi piquant et mordant, il coule aussi un peu de sang, si le psychologue s'y trouve du sang au bout des doigts et pas toujours au bout des doigts seulement?... » F . N.
Dans L'imagination (1936), Sartre avait mené une analyse critique des théories de l'image mentale depuis Descartes.
L'imaginaire, qu'il écrivit à la suite, tente d'abord ce qu'il appelle une «phénoménologie» de l'image, c'est-à-dire qu'il inventorie et conceptualise tout ce qu'une réflexion directe, voire subjective, peut apprendre de certain sur la conscience imageante ; il écarte donc les théories de ses prédécesseurs tout en se servant, souvent contre eux, de leurs observations concrètes, aussi bien que de sa propre subjectivité. Puis il en vient au probable, à savoir à ses propres hypothèses sur la nature de l'image mentale, ce qui l'amène à se poser des questions qui débordent la psychologie phénoménologique : Cette possibilité qu'a la conscience de se donner un objet absent est-elle contingente ? Quel est son rapport avec la pensée ? avec le symbole ? Que représente l'imaginaire dans la vie de la conscience, dans notre position du réel ? Et enfin quelle est la réalité de l'oeuvre d'art, cet irréel ?
« Inactuelle, cette considération l'est encore parce que je cherche à comprendre comme un mal, un dommage, une carence, quelque chose dont l'époque se glorifie à juste titre, à savoir sa culture historique ; (...) nous sommes tous rongés de fièvre historienne, et nous devrions tout au moins nous en rendre compte. (...) Certes, nous avons besoin de l'histoire, mais pour vivre et pour agir, non pas pour nous détourner commodément de la vie et de l'action, encore moins pour embellir une vie égoïste et des actions lâches et mauvaises. Nous ne voulons servir l'histoire que dans la mesure où elle sert la vie. (...) Toute action exige l'oubli, de même que toute vie organique exige non seulement de la lumière, mais aussi de l'obscurité. Un homme qui voudrait sentir les choses de façon absolument et exclusivement historique ressemblerait à quelqu'un qu'on aurait contraint à se priver de sommeil ou à un animal qui ne devrait vivre que de ruminer continuellement les mêmes aliments. Il est donc possible de vivre, et même de vivre heureux, presque sans aucune mémoire, comme le montre l'animal ; mais il est absolument impossible de vivre sans oubli (...) : il y a un degré d'insomnie, de rumination, de sens historique, au-delà duquel l'être vivant se trouve ébranlé et finalement détruit, qu'il s'agisse d'un individu, d'un peuple ou d'une civilisation ».
F.N.
Malaise dans la culture. Car la culture, c'est la vie avec la pensée. Et on constate aujourd'hui qu'il est courant de baptiser culturelles des activités où la pensée n'a aucune part. Des gestes élémentaires aux grandes créations de l'esprit, tout devient ainsi prétendument culturel. Pourquoi alors choisir la vraie culture, au lieu de s'abandonner aux délices de la consommation et de la publicité, ou à tous les automatismes enracinés dans l'histoire.
Certes, nul ne sort plus son revolver quand il entend le mot « culture ». Mais, champions de la modernité ou apôtres de la différence, ils sont de plus en plus nombreux ceux qui, lorsqu'ils entendent le mot « pensée », sortent leur culture.
Une question simple est à l'origine de ce livre : comment en est-on arrivé là ?
«Les hommes d'aujourd'hui semblent ressentir plus vivement que jamais le paradoxe de leur condition. Ils se reconnaissent pour la fin suprême à laquelle doit se subordonner toute action : mais les exigences de l'action les acculent à se traiter les uns les autres comme des instruments ou des obstacles : des moyens [...] Chacun d'entre eux a sur les lèvres le goût incomparable de sa propre vie, et cependant chacun se sent plus insignifiant qu'un insecte au sein de l'immense collectivité dont les limites se confondent avec celles de la terre ; à aucune époque peut-être ils n'ont manifesté avec plus d'éclat leur grandeur, à aucune époque cette grandeur n'a été si atrocement bafouée. Malgré tant de mensonges têtus, à chaque instant, en toute occasion, la vérité se fait jour : la vérité de la vie et de la mort, de ma solitude et de ma liaison au monde, de ma liberté et de ma servitude, de l'insignifiance et de la souveraine importance de chaque homme et de tous les hommes [...] Puisque nous ne réussissons pas à la fuir, essayons donc de regarder en face la vérité. Essayons d'assumer notre fondamentale ambiguïté. C'est dans la connaissance des conditions authentiques de notre vie qu'il nous faut puiser la force de vivre et des raisons d'agir».
Simone de Beauvoir.
«[...] les hommes sont encore plus paresseux que timorés et ils craignent avant tout les ennuis dont les accableraient une honnêteté et une nudité absolues. Seuls les artistes haïssent cette démarche nonchalante, à pas comptés, dans des manières empruntées et des opinions postiches, et dévoilent le secret, la mauvaise conscience de chacun, le principe que tout homme est le miracle d'une fois; ils osent nous montrer l'homme tel qu'il est lui-même et tel qu'il est seul dans chaque mouvement de ses muscles, bien plus, qu'il est beau et digne de considération selon la stricte conséquence de son unicité, qu'il est neuf et incroyable comme toutes les oeuvres de la nature et nullement ennuyeux. Si le grand penseur méprise les hommes, c'est leur paresse qu'il méprise, car c'est elle qui leur donne l'allure indifférente des marchandises fabriquées en série, indignes de commerce et d'enseignement. L'homme qui ne veut pas appartenir à la masse n'a qu'à cesser d'être indulgent à son propre égard; qu'il suive sa conscience qui lui crie:Sois toi-me même! Tu n'es pas tout ce que maintenant tu fais, penses et désires.»
«Le thème de la nature est la toile de fond de toutes mes pensées. Autant que je pouvais deviner la situation de ceux qui pensent subjectivement, je les voyais enfermés dans des rêves et séparés du monde et développant une existence sans fenêtres, à peu près comme les monades de Leibniz, existence où il y avait pourtant une sorte de monde au-dehors. Et je ne crois pas avoir jamais fait autre chose, quand je décrivais, que nettoyer ce monde de toute la buée humaine, et le voir comme il serait sans nous.»
Les six textes rassemblés ici donnent une vue globale de la pensée du philosophe Alain, point d'entrée qui faisait défaut jusqu'ici. Ce recueil de textes inédits ou introuvables réjouira non seulement les personnes que la pensée d'Alain intéresse, mais il fera découvrir l'importance et l'originalité de ce philosophe à ceux que ne le connaissent pas ou qui n'en ont qu'une idée vague et scolaire. De manière toujours parfaitement claire, en intégrant directement au texte de nombreuses citations d'Alain, Francis Kaplan traite successivement des grands thèmes que sont la vérité, la religion, la politique, l'économie, la guerre et l'antisémitisme. Ce dernier chapitre - inédit - est très attendu, à cause des accusations d'antisémitisme suscitées par la publication récente du journal d'Alain. L'analyse de Francis Kaplan, spécialiste d'Alain mais aussi spécialiste de l'antisémitisme (auteur notamment de La passion antisémite, Le Félin, 2011) , est particulièrement éclairante. La postface rédigée par Thierry Leterre, spécialiste d'Alain, auteur de la biographie de référence du philosophe et président de l'association du musée Alain, traite de l'édition folio des Propos sur les pouvoirs de Francis Kaplan. En analysant la manière dont Kaplan a composé son édition, il donne au lecteur les clés pour aborder une oeuvre faite de milliers de propos écrits au jour le jour... et l'envie de s'y plonger.
Idéal est un mot d'Europe : il s'y retrouve d'une langue à l'autre, seule diffère la façon de le prononcer.
Il n'est pas banal d'avoir isolé dans la vie de l'esprit cette représentation unitaire, séparée de l'affectif, qu'on appelle «idée». Il l'est encore moins d'avoir imaginé reporter sur elle, promue en «idéal» séparé du monde, la fixation du désir, au point de faire de cette abstraction le mobile d'une humanité prête à s'y sacrifier.
L'idéalisme platonicien et la dramatisation de l'existence qu'un tel coup de force a inspirée, le lecteur les redécouvre à neuf considérés depuis la Chine.
Car la Chine nous dit comment on aurait pu ne pas se laisser prendre à ce jeu de l'idée. Et d'abord comment s'engager dans la pensée en s'insérant dans la tradition plutôt que de vouloir, par le doute, rompre avec toute adhésion ; comment se fier au conditionnement de la conduite par imprégnation des rites plutôt que par l'obéissance consentie à la Loi ; ou comment la Raison peut se conformer à la régulation des choses plutôt qu'à la formalisation d'un modèle détaché du monde.
Au moment où l'«Europe» doute de son avenir, n'y a-t-il pas intérêt à repenser cette vocation de l'idéal?
«Les Grecs, parce qu'ils sont véritablement sains, ont une fois pour toutes légitimé la philosophie elle-même du simple fait qu'ils ont philosophé, et bien plus en effet que tous les autres peuples.Ils ont su commencer à temps ; et cet enseignement qui détermine à quel moment il faut commencer à philosopher, ils l'ont prodigué plus clairement qu'aucun autre peuple. Ce n'est pas à vrai dire une fois qu'on est dans le malheur qu'il faut commencer, mais c'est dans le bonheur, en pleine force de l'âge, fort de la bouillonnante allégresse d'une vigoureuse et victorieuse maturité virile. Le fait que ce moment-là ait été celui où les Grecs ont philosophé nous en apprend autant sur ce qu'est la philosophie et ce qu'elle doit être que sur les Grecs eux-mêmes.» Friedrich Nietzsche.
Trad. de l'allemand par Jean-Louis Backès, Michel Haar et Marc de Launay. Édition de Giorgio Colli et Mazzino Montinari.
Vivre est à la fois la condition élémentaire de notre condition - être en vie - et l'absolu de notre aspiration : «Vivre enfin!» Car que pourrions-nous désirer d'autre que vivre?
Vivre est à la fois ce en quoi nous nous trouvons toujours déjà engagés en même temps que nous ne parvenons jamais - pleinement - à y accéder.
Aussi la tentation de la philosophie, depuis les Grecs, a-t-elle été d'opposer au vivre répétitif, cantonné au biologique, ce qu'on appellera, le projetant dans l'Être, la «vraie vie» - qui est alors ailleurs.
Refusant ce report et circulant entre pensée extrême-orientale et philosophie occidentale, François Jullien s'interroge pour savoir comment chaque concept, pour se saisir du vivre, doit s'ouvrir à son opposé.
Le risque est sinon d'abandonner ce vivre aux truismes de la sagesse, voire au grand marché du développement personnel comme au bazar de l'exotisme. Car cet entre-deux, entre santé et spiritualité, la philosophie ne l'a-t-elle pas - hélas! - imprudemment laissé en friche?
Dans Folioplus philosophie, le texte philosophique, associé à une oeuvre d'art qui l'éclaire et le questionne, est suivi d'un dossier organisé en six points :
Les mots du texte : Pouvoir, sexualité.
L'oeuvre dans l'histoire des idées.
La figure du philosophe.
Deux questions posées au texte : Qu'est-ce qu'un pouvoir s'exerçant sur la vie ? Sommes-nous libres de nos désirs ?
Groupement de textes : Écrire la sexualité.
Prolongements.
L'oeuvre de Schopenhauer reste en France encore largement méconnue. Disséminée en de multiples opuscules de philosophie digeste et d'aphorismes divertissants, elle a ainsi vu son unité malmenée au gré des publications tronquées. La parution d'une traduction inédite du Monde comme volonté et représentation dans cette même collection (Folio Essais) a déjà offert l'occasion de reporter l'attention sur l'entreprise proprement philosophique de Schopenhauer, sur l'intention fondatrice qui unit tous ces développements éparpillés au gré des découpages éditoriaux.
Les Lettres qui vont de 1803 à quelques semaines avant sa mort en 1860 permettent de mettre en perspective les écrits de Schopenhauer, l'unité de son oeuvre forgée au cours des années, mais aussi les incompréhensions auxquelles il s'est heurté, les malentendus qu'il a dû dissiper. Au fil des ans s'observe la diversité des thèmes et des correspondants à proportion de la gloire et de l'influence ascendante du maître de Nietzsche, particulièrement sur ces disciples qu'il ne craint pas d'appeler ses «apôtres» et ses «évangélistes».
Traduction de l'allemand par Christian Sommer et révisé par Natacha Boulet. Édition d'Arthur Hübscher.