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Galilee
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Souvent je me demande, moi, pour voir, qui je suis - et qui je suis au moment oú, surpris nu, en silence, par le regard d'un animal, par exemple les yeux d'un chat, j'ai du mal, oui, du mal à surmonter une gêne.
Pourquoi ce mal ? j'ai du mal à réprimer un mouvement de pudeur. du mal à faire taire en moi une protestation contre l'indécence. contre la malséance qu'il peut y avoir à se trouver nu, le sexe exposé, à poil devant un chat qui vous regarde sans bouger, juste pour voir. malséance de tel animal nu devant l'autre animal, dès lors, on dirait une sorte d'animalséance l'expérience originale, une et incomparable de cette malséance qu'il y aurait à paraître nu en vérité, devant le regard insistant de l'animal, un regard bienveillant ou sans pitié, étonné ou reconnaissant.
Un regard de voyant, de visionnaire ou d'aveugle extra-lucide. c'est comme si j'avais honte, alors, nu devant le chat, mais aussi honte d'avoir honte. réflexion de la honte, miroir d'une honte honteuse d'elle-même, d'une honte à la fois spéculaire, injustifiable et inavouable. au centre optique d'une telle réflexion se trouverait la chose - et à mes yeux le foyer de cette expérience incomparable qu'on appelle la nudité.
Et dont on croit qu'elle est le propre de l'homme, c'est-à-dire étrangère aux animaux, nus qu'ils sont, pense-t-on alors, sans la moindre conscience de l'être. honte de quoi et nu devant qui ? pourquoi se laisser envahir de honte ? et pourquoi cette honte qui rougit d'avoir honte ? devant le chat qui me regarde nu, aurais-je honte comme une bête qui n'a plus le sens de sa nudité ? ou au contraire honte comme un homme qui garde le sens de la nudité ? qui suis-je alors ? qui est-ce que je suis ? a qui le demander sinon à l'autre ? et peut-être au chat lui-même ?.
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Aujourd'hui l'abstraction n'est plus celle de la carte, du double, du miroir ou du concept.
La simulation n'est plus celle d'un territoire, d'un être référentiel, d'une substance. elle est la génération par les modèles d'un réel sans origine ni réalité : hyperréel. le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit.
C'est désormais la carte qui précède le territoire - précession des simulacres - c'est elle qui engendre le territoire et s'il fallait reprendre la fable, c'est aujourd'hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l'étendue de la carte.
C'est le réel, et non la carte, dont les vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l'empire, mais le nôtre. le désert du réel lui-même.
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« Le drame écologique dans lequel est engagée la planète humaine a longtemps été l'objet d'une méconnaissance systématique. Cette période est désormais révolue. À travers des médias devenus hyper-sensibles à la répétition des «accidents» écologiques, l'opinion internationale se trouve de plus en plus mobilisée. Tout le monde aujourd'hui parle d'écologie : les politiques, les technocrates, les industriels. Malheureusement toujours en termes de simples «nuisances».
Or les perturbations écologiques de l'environnement ne sont que la partie visible d'un mal plus profond et plus considérable, relatif aux façons de vivre et d'être en société sur cette planète. L'écologie environnementale devrait être pensée d'un seul tenant avec l'écologie sociale et l'écologie mentale, à travers une écosophie de caractère éthico-politique. Il ne s'agit pas d'unifier arbitrairement sous une idéologie de rechange des domaines foncièrement hétérogènes, mais de faire s'étayer les unes les autres des pratiques innovatrices de recomposition des subjectivités individuelles et collectives, au sein de nouveaux contextes technico-scientifiques et des nouvelles coordonnées géopolitiques. » F. G.
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Corpus, paru en 1992, s'achevait sur « l'entre-les-corps ». D'un seul bond, « moi et toi » faisait conclure de l'entre-deux à l'entre-nous sans que ce bond ait été préparé ; il a semblé nécessaire, longtemps après, de rendre compte de l'entre en tant qu'il s'étire d'un corps aux autres en même temps qu'il se tend en chacun comme sa pulsion propre, ce qui le fait corps et qui nous fait corps-à-corps.
« Moi et toi » (la conclusion de Corpus) a passé en trente ans un seuil qui rendait nécessaire de repartir de là plutôt que d'y aboutir. Moi et toi : soi et soi, comment ça se passe ? C'est de là qu'est sortie cette suite du livre.
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Il y a une clé qui ne sèche jamais. Il s'agit de la clé qui déverrouillerait l'origine. La clé de la chambre interdite. On ne sait si elle est tachée de sperme ou de sang. On hésite toujours.
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Désirer s'aimer clôt un cycle de réflexions consacrées à la question de l'amour humain. Il forme le troisième volume d'une trilogie dont le principe général se sera révélé après coup. De cette trilogie qui pourrait s'intituler Le Désir d'aimer, le premier volume est paru sous le titre Le Théorème du Surmâle en 2011 ; quant au deuxième volume, Le Pas gagné de l'amour, il a été publié en 2016.
Ces réflexions n'envisagent jamais l'amour comme un sentiment ou une passion, ni comme un état psychologique ou une condition d'existence, mais comme un pur événement. Un événement à part entière, dont la « positivité » intrinsèque et absolue - et qui n'est pas affirmée sans aplomb - tient à sa capacité à dépasser les antithèses courantes telles que, par exemple, l'affirmation et la négation, la passivité et l'activité, le naturel et le factice, la pulsion de vie et la pulsion de mort, le possible et l'impossible, le sens et le non-sens. En outre, dans chacun des trois ouvrages cités, un même fil conducteur coud entre elles les étapes du questionnement, à savoir le passage éventuel du désir à l'amour. C'est qu'à l'amour, qui est toujours subversion du désir, préside un désir qui n'est pas encore de l'amour.
Toutefois, ici, si le thème est resté inchangé, la perspective s'est sensiblement déplacée : le passage du désir à l'amour y est examiné au prisme de l'érotisme. À ce titre, en conclura-t-on que la réflexion - menée sous la forme d'un « entretien infini » - qui prend en vue l'acte de faire l'amour, qui le considère dans ses tenants et ses aboutissants, donne raison au mot d'André Breton selon lequel « l'étreinte de chair, tant qu'elle dure, défend toute échappée sur la misère du monde » ?
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Ce livre ne s'occupe pas de savoir comment les concepts freudiens s'appliquent à l'interprétation des oeuvres littéraires et artistiques.
Il se demande pourquoi cette interprétation occupe une place stratégique dans la démonstration de la pertinence des concepts analytiques. pour que freud fasse de l'intrigue oedipienne un principe d'intelligibilité, il faut d'abord qu'un certain å'dipe, appartenant à la réinvention romantique de l'antiquité grecque, ait produit une certaine idée de la puissance de pensée de ce qui ne pense pas et de la force de parole de ce qui se tait.
Il ne s'ensuit pas que l'inconscient freudien serait déjà préfiguré par l'inconscient esthétique. les analyses " esthétiques " de freud montrent bien plutôt une tension entre la logique des deux inconscients. ce texte tente d'indiquer les modalités et les enjeux de cette confrontation.
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Onze heures du soir, quand les lumières vacillent, plus proche du réel.
Il est nécessaire de saluer les domaines limitrophes, les concepts hasardeux; sans les épuiser. respecter le cours du temps, suivre le fil des choses, les arborisations; même par ces temps d'étiage, bien loin des déluges mystiques. la borde, un lieu-dit oú quelque chose peut encore se dire : seule condition pour pouvoir entendre, pour pouvoir s'entendre, par respect d'oubli, au plus proche de ce qu'on peut exciper de l'existence psychotique, tout à fait étrangère à quelque "psychose littéraire".
Essais de psychothérapie institutionnelle.
C'est beaucoup dire. essai de cerner, de délimiter un champ spécifique de ce qui est là, à fleur de peau, à la limite d'une phobie.
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Une persistance ou une rémanence qu'on aurait cru impossible de l'antisémitisme oblige à reprendre à nouveaux frais l'analyse de ce dont cette disposition hideuse et morbide peut être l'effet. Il est nécessaire de creuser plus profondément dans ses origines. Celles-ci sont en effet à repérer au plus intime de notre culture européenne et pré-européenne. Elles tiennent à la conjonction conflictuelle des deux réponses à l'effacement des cultures archaïques : la réponse grecque et la réponse juive se rencontrent comme deux affirmations d'une humanité émancipée du mythe mais s'opposent comme deux façons de concevoir l'autonomie.
D'un côté l'autonomie tendanciellement infinie du logos, de l'autre l'autonomie paradoxale d'une hétéronomie répondant à un dieu caché. A première ne savait que repousser la proximité de la seconde, et donc l'exclure tout en l'engobant dans sa domination. La seconde ne pouvait que se replier dans cette exclusion au sein même de la domination.
Comment de ces prémices intrinsèquement contradictoires a pu s'engendrer l'histoire si longue et si terrible de la haine du Juif masquant une haine de soi ? On essaie de rendre possible une réponse.
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Un jour on retombe dans son symptôme. Enfant, je refusais de manger à la table familiale. On me mettait dans une pièce, seul, à manger dans le noir. On refermait la porte, je mangeais. Quand le noir était devenu total je parvenais à porter à mes lèvres ce que je ne voyais plus. C'était une petite table à claies bleues.
En 2010 Pascal Quignard crée Medea au théâtre Molière à Bordeaux avec Carlotta Ikeda. Ce buto tourne sur la terre entière pendant plus de trois ans. En 2014 Carlotta meurt soudain. Pascal Quignard renonce alors aussi bien à la danse qu'au théâtre. Mais aussitôt invente d'étranges performances complètement nocturnes accompagnées de rapaces.
Vie et mort de Nithard, avec Luc Petton et la buse Phénix, à Saint-Riquier, dans la baie de Somme.
Le Ballet de l'origine de la langue et de la littérature française, à Vérone, au Teatro Fonderia Aperta, sur bord de l'Adige.
La Performance sur la mort et les morts de novembre, à la mémoire de Charlotte Lessana, à Paris, à la Maison de la Poésie.
Bord plateau 1652, avec Lorenda Ramou, à Genève, à la Haute École de Musique.
L'oreille qui tombe, avec Frédérique Nalbandian, à Toulon.
La Rive dans le noir, avec Marie Vialle, la corneille Ba Yo et les deux chouettes effraies Bubo et Bubbelee, au festival d'Avignon, du 7 au 14 juillet 2016.
Pas de choeur, avec Marie-Agnès Gillot et Laurent Derobert, au milieu de la nuit du 1er octobre 2016, sur la pointe de l'île aux cygnes, à Paris.
Après les Petits traités dans les années 1980 (huit tomes), après Dernier Royaume dans les années 2000 (neuf tomes à ce jour), dans Performances de ténèbres Pascal Quignard cherche à penser et à préciser ce nouveau « genre littéraire » qu'il vient de concevoir autant qu'il le déroute, et qui l'engage dans une nouvelle aventure à la marge des formes traditionnelles.
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on accusait hier l'esthétique de dissimuler les jeux culturels de la distinction sociale.
on voudrait aujourd'hui délivrer les pratiques artistiques de son discours parasite. mais l'esthétique n'est pas un discours. c'est un régime historique d'identification de l'art. ce régime est paradoxal, car il ne fonde l'autonomie de l'art qu'au prix de supprimer les frontières séparant ses pratiques et ses objets de ceux de la vie ordinaire et de faire du libre jeu esthétique la promesse d'une révolution nouvelle.
l'esthétique n'est pas politique par accident mais par essence. mais elle l'est dans la tension irrésolue entre deux politiques opposées : transformer les formes de l'art en formes de la vie collective, préserver de toute compromission militante ou marchande l'autonomie qui en fait une promesse d'émancipation. cette tension constitutive explique les paradoxes et les transformations de l'art critique.
elle permet aussi de comprendre comment les appels à libérer l'art de l'esthétique conduisent aujourd'hui à le noyer, avec la politique, dans l'indistinction éthique.
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Je ne me rappelle plus exactement l'âge auquel j'atteins lorsque j'entre, sans le publier, en dissidence, six ans, trois, huit mois ? Une chose est sûre. Je cesse de tenir compte de ce qui se dit ou ne l'est pas et devrait l'être autour de moi pour conformer mes vues, mes jugements à ce qui me semble effectivement exister et que, pour une raison mystérieuse, on s'ingénie à ignorer. Ce restera jusqu'au bout une préoccupation de tous les instants que de concilier ce qui se passe et ce qu'on ne peut pas ne pas en penser.
Ni les adultes ni moi n'avions l'esprit de travers. Ils étaient d'avant, plus ou moins, moi de maintenant.
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Du Torse du Belvédère analysé par Winckelmann au décor des métayers de l'Alabama décrit par James Agee, en passant par une visite de Hegel au musée, une conférence d'Emerson à Boston, une soirée de Mallarmé aux Folies-Bergère, une exposition à Paris ou New York, une mise en scène à Moscou ou la construction d'une usine à Berlin, Jacques Rancière examine une quinzaine d'événements ou de moments, célèbres ou obscurs, où l'on se demande ce qui fait l'art et ce qu'il fait.
À travers ces épisodes on voit un régime de perception et d'interprétation de l'art se constituer et se transformer en effaçant les spécificités des arts et les frontières qui les séparaient de l'expérience ordinaire. On apprend comment une statue mutilée peut devenir une oeuvre parfaite, une image d'enfants pouilleux une représentation de l'idéal, une culbute de clowns l'envol dans le ciel poétique, un meuble un temple, un escalier un personnage, une salopette rapiécée un habit de prince, les circonvolutions d'un voile une cosmogonie, et un montage accéléré de gestes la réalité sensible du communisme : une histoire de la modernité artistique bien éloignée du dogme moderniste.
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Depuis mes premiers pas dans le champ psychiatrique, en 1947, il m'a paru nécessaire de mieux cerner le sens du concept d'aliénation. En effet, ses acceptions étaient souvent approximatives - sans parler de l'interdit prononcé à son égard en 1932 par l'idéologie stalinienne. Depuis 1948 - au moment de la condamnation de la psychanalyse par le « jdanovisme » - j'ai insisté sur la distinction entre « aliénation sociale » et « aliénation psycho pathologique ». Prise de position fondamentale, d'autant plus qu'une vingtaine d'années plus tard les « antipsychiatres » considérèrent les « maladies mentales » comme simples effets des problèmes de société : thèse qui constitue l'un des facteurs de la confusion actuelle entre resocialisation et soins. Il est nécessaire de proposer quelques jalons pour lutter contre un processus de « déspécification » du fait psychiatrique. En effet, sur la base d'une idéologie médicale rudimentaire, cette attitude conduit à une hyperségrégation sous le couvert d'une technique « moderniste » taillée dans le « bon sens » médiatique et le consensus des bien-pensants. Le mot « aliénation », d'origine latine, apparaît dans plusieurs domaines : juridiques, métaphysiques, esthétiques, religieux. Mais nous nous appuyons surtout sur les expressions germaniques, celles reprises par Hegel, puis Marx. L'étude des processus, des contextes sociaux qui sont en jeu dans cette sorte de « sémiose », est d'autant plus importante que l'analyse de l'aliénation sociale est la base même de toute « analyse institutionnelle » Reprise du séminaire de Sainte-Anne (1990-1991), L'Aliénation se propose comme une introduction au problème, traditionnel, des rapports de l'homme et de son milieu. Ici, la pertinence des élaborations métapsychologiques de Freud et l'approfondissement logique de Lacan permettent de saisir le processus « aliénatoire », lequel ne peut se dialectiser que dans son articulation avec la « séparation ». Ainsi s'éclaire la relation paradoxale entre le « socius » et le « singulier », et ses conséquences dans le champ de la psychopathologie.
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Aller à Osnabrück c'est comme aller à Jérusalem, c'est trouver et perdre. C'est exhumer des secrets, ressusciter des morts, donner la parole aux muets. Et c'est perdre la liberté absolue d'être juif ou juive ou de ne pas l'être à volonté, liberté dont je jouis conditionnellement.
Lorsque Omi ma grandmère est sortie d'Allemagne en 38 et nous a rejoints à Oran, quand un juif ne pouvait plus s'échapper sauf par une chance rare de l'Histoire, les Récits d'Osnabrück ont commencé. On croit communément que le grand Malheur s'est abattu en 1933 mais c'est une erreur à l'usage des manuels d'Histoire. Déjà en 1928 l'antisémitisme ordinaire était devenu nazi et extraordinaire. Et la mort était le maître de la Ville.
Si tu vas à Osnabrück comme à Jérusalem, derrière le rideau de la Grande Histoire mondialisée, tu entr'apercevras d'innombrables grandes petites tragédies singulières, qui se sont gardées au secret dans les quartiers de cette ville qui fut glorieuse par Charlemagne, infâme sous le règne du NSDAP, et relevée aujourd'hui en courageuse Ville de la Paix, et militante des droits de l'Homme.
Si tu vas à Osnabrück, me dit le Secret, passe dans la Grande Rue, devant la fameuse Horlogerie-Bijouterie, à cent mètres de la maison Jonas, celle de ta famille, et regarde dans les vitrines. Peut-être y verras-tu trembler au fond de la mémoire une planche de photos épinglées, papillons spectraux, images de tous les gens qui osaient entrer chez des commerçants Jude, dans les années noires. Peut-être pas. C'est ici, sous les fenêtres de la maison Jonas, qu'Omi regardait les rues et les places se remplir à craquer d'une foule ivre de haine, et les bannières du Reich qui lui donnaient l'éclat d'un opéra terrible montaient jusqu'à son balcon. Le ciel au-dessus de Rolandstrasse était rouge du bûcher de la Synagogue.
On ne sait pas. On croit savoir. On ne sait pas qu'on ne sait pas. L'Histoire en (se) faisant la lumière fait aussi l'aveuglement. J'étais aveugle et je ne le savais pas. Mais un pressentiment me murmurait : va à Osnabrück comme à Jérusalem et demande aux murs de la ville et aux pavés des trottoirs ce qui t'est caché.
Tout le temps où Eve ma mère était en vie j'ai souhaité aller à Osnabrück, la ville de la famille maternelle de ma mère, les Jonas. Berceau et tombe, ville de la prospérité et de l'extinction.
- C'est pas intéressant, dit ma mère. Pas la peine.
- Allons-y, dis-je. - On a été, dit ma mère.
On a été. Maintenant, on n'est plus.
Alors, maintenant qu'elles ne sont plus, Eve, Eri, Omi, . maintenant qu'il n'y a plus personne, et que la mémoire cherche où, en qui, se réfugier, maintenant qu'il est trop tard, à toi d'aller, me dit le destin, gardien des mystères généalogiques.
La taille d'une ville est un instrument du destin. Osnabrück n'offre pas aux condamnés les maigres chances de survie que le vaste Berlin compliqué accorde. Ici, la ville toute entière est une simple souricière. Le petit peuple des souris n'a aucune chance. Nul ne s'échappe. Ni la famille Nussbaum. Ni la famille van Pels. Ni la famille Remarque. Ni la famille Jonas. Ni.
Je demande à Omi pourquoi elle n'a pas filé en 1930 avec ses filles. Et en 1933 ? Et en 1935 ? Naturellement elle ne répond pas. Quand Omi demande à son frère Andreas : qu'attends-tu dans Osnabrück, que fais-tu en 1941, et jusqu'au train de 1942 ?, une voix remue dans les pavés, c'est Andreas qui murmure, j'attends la mort à la Gare d'Osnabrück. Ne touchez pas à mes cendres.
Dans les rues les voix fantômes timides taillées dans le Silence soufflent : descends chez les Cendres derrière le Rideau.
Je suis allée derrière le rideau, réclamer mon héritage de tragédies au secret. Et on me l'a donné. On : les Archives de la Terreur, gardées, ordonnées, par la Mairie et ses Bibliothèques.
J'ai suivi les traces de Job piétiné et écorché vif en allemand.
Hélène Cixous
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Voici le coeur de l'argument du livre que je voudrais consacrer à l'idée de biographie : les rêves n'émettent pas la moindre idée de cause.
Les rêves sont encore vivants, non les phrases.
Ils errent.
On ne saurait faire un tissu si continu de ses désirs, ni des actions où ils se projettent ou qu'ils inventent, qu'il puisse passer pour vraisemblable.
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Le monde est vécu, la réalité, ce que nous éprouvons effectivement. Les structures affectives épousent les rythmes sociaux. A l'opposition du travail et du repos qui scande les jours de la semaine s'est ajoutée, longtemps, celle du lundi à tous les autres. Jour faux, il mêlait le labeur et le loisir. On ne savait quelle attitude adopter et, chaque semaine, ça recommençait.
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Ce pays est pareil à un volcan où bouillonnerait le langage.
On y parle de tout ce qui risque de nous conduire à l'échec, et plus que jamais, des Arabes. Mais il existe un autre danger, bien plus inquiétant que la nation arabe et qui est une conséquence nécessaire de l'entreprise sioniste : qu'en est-il de "l'actualisation" de la langue hébraïque ? Cette langue sacrée dont on nourrit nos enfants ne constitue-t-elle pas un abîme qui ne manquera pas de s'ouvrir un jour ? [...
] Quant à nous, nous vivons à l'intérieur de notre langue, pareils, pour la plupart d'entre nous, à des aveugles qui marchent au-dessus d'un abîme. Mais lorsque la vue nous sera rendue, à nous ou à nos descendants, ne tomberons-nous pas au fond de cet abîme ? [...] Un jour viendra où la langue se retournera contre ceux qui la parlent. [...] Ce jour-là, aurons-nous une jeunesse capable de faire face à la révolte d'une langue sacrée? [...] Lettre de Gershom Scholem à Franz Rosenzweig,1926.
Cette lettre, cette "Confession au sujet de notre langue", "n'a pas de caractère testamentaire bien qu'elle ait été retrouvée après la mort de Scholem, dans ses papiers, en 1985. Néanmoins, la voici qui nous arrive, elle nous revient et nous parle après la mort de son signataire; et dès lors quelque chose en elle résonne comme la voix d'un fantôme. Ce qui donne une sorte de profondeur à cette résonance, c'est encore autre chose :
Cette voix de revenant qui met en garde, prévient, annonce le pire, le retour ou le renversement, la vengeance et la catastrophe, le ressentiment, la représaille, le châtiment, la voici qui ressurgit à un moment de l'histoire d'Israël qui rend plus sensible que jamais à cette imminence de l'apocalypse.
Cette lettre a été écrite bien avant la naissance de l'Etat d'Israël, en décembre 1926, mais ce qui fait son thème, à savoir la sécularisation de la langue, était déjà entrepris de façon systématique depuis le début du siècle en Palestine.
On a parfois l'impression qu'un revenant nous annonce le terrifiant retour d'un fantôme.»
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Ce livre a déjà été écrit par ma mère jusqu'à la dernière ligne. Tandis que je le recopie voilà qu'il s'écrit autrement, s'éloigne malgré moi de la nudité maternelle, perd de la sainteté, et nous n'y pouvons rien.
Je décide d'incruster dans cette construction qui désobéit à maman des feuillets tirés de sa sainte simplicité. Le livre par excellence serait plein de livres et de ces photos magiques que l'on voit s'animer sous le regard d'un lecteur passionné, il s'ouvrirait sur des villes qui donneraient sur d'autres villes où ma mère aura séjourné. La plupart du temps on voit ma mère accrochée à moi d'une part et à sa canne de l'autre. Elle a le visage levé vers moi, elle me consulte d'un regard brillant, je lui souris et elle me croit. Je suis son père maternel.
Et si elle avait été aussi grande que moi? Ou plus grande?
J'ai trois cahiers dont Ève est la reine, la ruine, l'héroïne. Ma mère les a semés afin que je ne meure pas de sa fin pendant le premier désert.
Ève n'a jamais rien fait exprès. Elle accorde. Elle laisse faire. Elle est la grâce même.
Ces cahiers ont l'utilité qui est la vertu de ma mère Ils n'ont pas d'autre souci que d'accompagner les voyageurs et d'aider à mieux trépasser Quand maman me lancinait de février à mai, me disant continuellement aidemoiaidemoiaidemoi, des centaines de fois par jour, quand allongée dans sa barque elle me requérait, penchée sur elle, au plus étroit, après avoir abaissé les barreaux du lit de métal je disais avec une intensité égale à la sienne, « dis-moi ce que tu veux que je fasse pour toi, je le ferai ». Et elle : « Rien. » J'ai fait ces Riens. Les voici.
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Mauvais sang ; les nazis et l'art "dégénéré"
Jean-marie Touratier
- Galilee
- Debats
- 24 Mai 2018
- 9782718609713
L'exposition d'« art dégénéré » de Munich, juillet 1937, est bien connue. Elle a fait l'objet de multiples publications et commentaires, et même de reconstitutions. Elle figure dans les programmes scolaires. Et cependant, il lui est donné une lecture qui, sans être fausse, loin de là, occulte le sens profond que les nazis lui donnaient et qu'il est toujours dangereux de ne pas voir.
Car il ne s'agit pas seulement d'une machine de guerre contre l'art contemporain et ses artistes, mais de faire la preuve par l'exemple de peintures, sculptures, dessins, textes, de l'effet sur le peuple, sur le Volk, sur la communauté du peuple assemblée derrière son Führer, de ce que donne en actes artistiques la perversion par le sang, autrement dit le métissage du non-aryen.
Heureusement pour nous, ce que les nazis ont cru être un art corrompu, bon pour le bûcher, s'avère n'être rien de moins que l'art vivant du XX e siècle, un art foisonnant, inventif, novateur, l'un des plus riches de toute l'histoire de l'art.